En Ukraine, un site fait du journalisme sans journaliste

Depuis l’échec de Skoeps.nl, celui de Backfence ou les difficultés de Oh My News , les expériences de journalisme collaboratif se sont principalement heurtées à 3 écueils :

  • les contenus produits ne dépassent pas le niveau des discussions de comptoir;
  • les contributeurs, poussés par un besoin de pages vues, choisissent des thèmes populaires au détriment de la pertinence journalistique (voir à ce propos Des articles rémunérés selon leur performance publicitaire);
  • les coûts associés à la structure ne lui permettent pas de survivre.


Pourtant, en Ukraine, un site réussit à surmonter ces obstacles depuis 6 ans. HighWay a démarré sous l’impulsion de Sergii Danylenko, qui souhaitait sincèrement améliorer la qualité du paysage médiatique du pays. Comme dans toutes les régions ayant encaissé 70 ans d’Union Soviétique, l’Ukraine des années 1990 partait sans aucun héritage journalistique. Les normes éthiques y étaient clouées au plancher, comme l’a joliment raconté Andrei Kurkov dans le best-seller La Mort et le Pingouin , où la mafia règle ses comptes en achetant des journalistes.

La situation a peu évolué depuis. Les oligarques entretiennent toujours leurs propriété médiatiques avec attention, le meilleur exemple restant Valery Khoroshkovsky , à la tête du plus grand groupe média du pays, Inter Media, et des services de sécurité de l’Etat! Certaines initiatives tentent néanmoins de donner un premier souffle au journalisme ukrainien, la plus célèbre d’entres elle étant l’Ukrainska Pravda , dont le fondateur a payé l’indépendance de sa vie.

6 ans de journalisme citoyen

C’est dans ce contexte que Highway voit le jour. Au départ, le site se voyait comme un lieu de publication de journaux étudiants. Au fil des mois, il s’est progressivement transformé en un espace de journalisme citoyen traditionnel, à la manière d’Agoravox en France. Sergii parle de son projet comme d’un « mégaphone pour les sans-voix« .

Dans un pays où les médias et les richesses se concentrent dans la capitale, les habitants des provinces ont du mal à se faire entendre. La moitié des utilisateurs du site se connectent hors de Kiev, et certains considèrent h.ua comme un « miracle », selon Sergii. L’influence du site a été démontrée lorsque des articles ont donné lieu à des changements réels. Un reporter montrant l’inefficacité des services de ramassage d’ordures dans une petite ville à l’ouest du pays a provoqué un barouf suffisant pour que les médias nationaux s’emparent du problème, poussant les autorités locales à agir.

Les contributeurs se partagent 1000 dollars chaque mois

Comme dans la plupart des expériences de journalisme collaboratif, une grosse minorité des contributeurs sont des journalistes professionnels ou des étudiants. La loi ukrainienne permet au site d’émettre des cartes de presse, si bien que 500 contributeurs ont été propulsés ‘journalistes’ et peuvent désormais bénéficier des avantages inhérents à ce statut.

Sur un plan financier, les contributeurs se partagent chaque mois l’équivalent de 1000 dollars à titre de défraiement. L’argent récompense les articles les plus vus, mais aussi ceux sélectionnés par la rédaction, afin d’éviter une dérive vers des articles trop aguicheurs qui nuirait à la réputation du site.

Ces derniers mois, le site semble avoir atteint un plateau. La taille de la communauté et son activité n’a pas variée depuis ma première rencontre avec Sergii, en novembre 2008, lorsque le site publiait déjà une centaine d’articles par jour. Ce dernier cherche des relais de croissance auprès d’ONG, par exemple, mais son modèle est peut-être trop novateur pour pouvoir être soutenu comme il le devrait.

Charges de fonctionnement réduites

Si HighWay fonctionne depuis 6 ans, c’est que son modèle économique est resté sain. Le projet fait partie de la holding de Sergii, FineWeb, elle-même propriété de Ukrainian Media Holding (UMH), un groupe national en position de challenger. Les comptes financiers du site ne sont pas connus, mais ses charges de fonctionnement surprennent par leur frugalité.

Deux éditeurs, à Kharkov et Donetsk, dans l’est du pays, travaillent à plein temps à relire les contenus postés sur le site et à hiérarchiser l’information. Sergii fait office de responsable de la publication, mais ne consacre au projet que quelques heures par semaine. Enfin, un développeur passe entre un et deux jours par semaine à faire évoluer les fonctionnalités du site. Les besoins en personnel commercial ou juridique sont partagés avec UMH.

L’argent de la pub est partagé à 50/50 entre le site et les auteurs

Les seuls revenus du site proviennent de la publicité, à la fois display et AdWords; l’argent dégagé par ces derniers étant partagé 50-50 avec les auteurs. Sergii ne dit pas refuser les subventions, mais souligne que les fondations et les institutions sont peu intéressées par ce genre de projet. Quant aux aides gouvernementales, ce n’est même pas la peine d’y penser.

Les droits des articles restent propriété de leurs auteurs, si bien que HighWay ne les commercialise pas en aval. Au contraire, Sergii se félicite que les papiers soient repris gracieusement par d’autres médias, puisque cela permet de développer la marque et la crédibilité du site.

Même si Sergii se refuse à dire si le site est bénéficiaire, on peut imaginer qu’il soit utilisé comme vitrine et comme lieu d’expérimentation par FineWeb, à la manière d’OWNI et 22mars. En effet, les autres sites du groupe, spécialisés sur des niches précises et rentables (tennis, formule 1, mode) utilisent à plein la gestion de communauté, puisqu’ils mettent en forme le contenu préexistant chez les blogueurs plus qu’ils ne créent d’articles originaux.

Garantir la qualité des articles

Comment publier 100 articles par jour avec moins de 3 équivalent temps-plein ? C’est le défi que HighWay relève quotidiennement. Sa spécificité tient à son système de modération complexe. Lorsqu’un article est soumis au site, les utilisateurs peuvent le noter et le critiquer selon 4 critères : qualité journalistique, beauté de la langue, forme de l’article (richesse en liens, en images etc.) et opinion générale.

Le génie du système tient au fait que ces critiques peuvent à leur tour être critiquées, si bien que la qualité d’un article peut être estimée avec précision par la communauté. Au final, les éditeurs n’ont à relire que 20% des contenus publiés sur le site, les 80% restants étant auto-validés par les utilisateurs.

Par ailleurs, les éditeurs sont tout-puissants.

Ils font passer les articles qu’ils jugent les meilleurs en « Une » du site, afin d’éviter que les utilisateurs puissent se concerter pour manipuler la hiérarchie des meilleurs articles. Ils prennent également soin de contacter les utilisateurs directement afin de discuter de leurs faiblesses éventuelles, ce qui a pour effet de calmer les trolls et de préserver la qualité des contenus du site. Ils peuvent également censurer les articles ne respectant pas la charte du site (disponible en anglais ici ), calquée sur celle de l’organisation professionnelle des journalistes ukrainiens .

Cela dit, Sergii admet que les standards journalistiques visés par le site « ne sont pas très hauts ». Un article ne sera pas censuré parce qu’il ne présente qu’un seul point de vue, par exemple. Les seules règles d’airain concernent la diffamation et la publicité déguisée. « Mais de tels cas n’apparaissent que rarement », selon Sergii.

Cet article est rédigé dans le cadre de la préparation du rapport « Quel est l’impact déontologique des nouveaux modèles économiques des médias ?«