The Independent doit régler un problème de taille
Petit Poucet de la presse quotidienne britannique, The Independent doit composer avec un problème de taille évident. Loin des rouleaux compresseurs que sont la BBC, le Guardian ou encore le Times, le quotidien se doit de protéger une identité très forte pour survivre. Son site internet, independent.co.uk répond aux mêmes problématiques : avec 55 millions de pages vues par mois et un peu plus de 10 millions de visiteurs uniques annoncés, il assume sa différence.
Près de quinze ans de journalisme web au compteur, dont onze à l’Independent, Martin King, le rédacteur en chef du site connaît son affaire et ne se voile pas la face sur les moyens limités dont il dispose : une douzaine de journalistes (en équivalent temps plein) pour assurer une veille 7 jours sur 7, vingt heures par jour. S’ajoutent à cette petite équipe quatre personnes dédiées aux aspects techniques et une dizaine de commerciaux, qui eux, travaillent de manière séparée de la rédaction, afin d’assurer l’indépendance du titre.
Comment faire la différence donc, avec les mastodontes de l’information en ligne britannique ? La réponse de Martin King résume à elle seule toute la philosophie de son site internet : en n’essayant pas de copier ce que d’autres font très bien.
Utiliser au mieux le temps de chaque journaliste, tel est le credo de ce rédacteur en chef chevronné. Ses articles de « une » sont souvent de simples dépêches d’agence ? Et alors ? Il s’agit d’un travail journalistique sérieux et le journal paye pour avoir le droit de le diffuser ? Ou est le problème ? Il préfère de loin utiliser ces papiers « tout fait » de qualité et concentrer le travail de son équipe sur ce qui fait la véritable valeur ajoutée de son site : les petits à côté. Un diaporama, une interview d’expert, une chronologie, un sondage… la majorité des sujets traités par le site est constituée de mini-dossiers à entrées multiples.
Un code moral implicite
En Angleterre, les journalistes « écrivant » se désignent volontiers comme des « writers », par opposition aux « editors plutôt intéressés par l’enrichissement de contenus. C’est dans cette deuxième catégorie que se range l’équipe de Martin King. Ce parti pris fait logiquement baisser le nombre d’articles produits par jour par la rédaction web, une vingtaine environ, sur les 200 à 250 nouvelles entrées quotidiennes que compte en moyenne le site.
Car même si la rédaction de l’Independent n’est pas considérée comme bi-média, les effectifs du print contribuent nettement au site internet. La majorité des blogs de l’Independent sont tenus par des journalistes de l’édition papier. Ensuite, il n’est pas rare qu’ils contribuent de façon ponctuelle à l’enrichissement du site. En revanche, rien n’est véritablement défini. L’autogestion et l’autorégulation semblent être la philosophie adoptée par le groupe.
Il n’existe ainsi pas de charte éditoriale écrite pour le journal, mais Martin King assure que l’ensemble des journalistes obéissent à une sorte de « code moral » implicite. Dans la même idée, les journalistes du web s’autopublient, dans un souci de rapidité. « Cela leur demande une grande attention et une grande rigueur, mais le turn-over est très faible dans l’équipe et nous nous faisons confiance », affirme le rédacteur en chef, qui convient quand même que les « seniors », jettent un œil, après publication, sur les écrits de leurs poulains.
La fin des commentaires anonymes a permis de relever le niveau des contributions
Les commentaires sont gérés de la même façon, en interne et sans règles spécifiquement définies. Chaque journaliste s’en occupe entre deux tâches et vérifie simplement de la légalité des propos. Martin King prévient tout de même que « la liberté de parole n’est pas une ‘‘carte verte’’ pour l’insulte gratuite ». Il estime que la décision d’obliger les lecteurs à s’identifier avant de poster un commentaire a permis de relever leur niveau.
Les conflits d’intérêt ? Cela ne semble pas vraiment préoccuper Martin King qui précise que « la force de l’Independent, c’est de ne pas faire mentir son nom ». Le service commercial est logé à l’écart de la rédaction et n’intervient pas dans ses choix éditoriaux. De son côté, il peut lui arriver préventivement de demander des précisions pour certains partenariats, mais il estime que cette situation est rarissime. Il irait même jusqu’à souhaiter plus de sponsoring pour certaines sections, estimant que ces nouvelles entrées financières lui permettrait d’engager plus de monde et de renouveler son matériel technique.
Quant à la peur de perdre son pouvoir de décision éditorial : « personne ne me dira quoi écrire », affirme-t-il avec conviction… et une pointe d’étonnement, comme si la question était pour le moins incongrue.
Un site rentable… grâce à l’image du journal
Cette culture « de la confiance » comme la qualifie Martin King reste tout de même une réaction aux peu de moyens dont dispose le web. Les comptes du groupe the Independent sont dans le rouge depuis de nombreuses années. Jusqu’en mars 2010, le quotidien était la propriété d’Independent News & Media (INM), un groupe fortement implanté en Irlande, Australie et Afrique du Sud.
La crise de la publicité l’a frappé de plein fouet avec une baisse de 14,3% de ses recettes publicitaires entre 2007 et 2008 et de 33,1% l’année suivante. Une refonte totale du site a été décidée pour janvier 2008 et un plan de restructuration et de limitation drastique des coûts mis en place. Il a permis de réduire nettement le déficit de The Independent mais n’a pas suffit à rétablir sa rentabilité.
Décision a donc été prise de céder le journal pour 1 livre symbolique à Alexander Lebedev, un oligarque russe. Celui-ci n’est pas un nouveau venu dans le paysage médiatique britannique, il a repris en janvier 2009 le très vénérable Evening Standard, pour en faire un quotidien du soir gratuit. Pour s’assurer de la reprise du groupe, INM a convenu de verser £9,25 millions sous dix mois à Independent Print Limited (IPL), la holding détenue par la famille Lebedev.
Les nouveaux propriétaires sont restés très discrets sur leurs ambitions et leurs méthodes. Les comptes de l’Independent ne sont plus publiés et rien ne transpire sur la situation financière du groupe. Martin King estime tout de même que le site web de the Independent est « rentable ». Mais se pose alors la question de l’apport de l’édition papier pour le site. Non seulement en termes de contenus, mais également en termes d’image et de réputation. Difficile dans ses conditions de séparer les comptes du site web du reste du groupe.
Cet article est rédigé dans le cadre de la préparation du rapport « Quel est l’impact déontologique des nouveaux modèles économiques des médias ?« |