Arrêt sur images: entreprise privée pour «service public»?
Née à la télévision, l’émission Arrêt sur images s’est perpétuée sur le web en développant une large communauté d’abonnés attentive au décryptage des médias. Son modèle économique est d’une grande simplicité: les seules ressources sont celles issues des abonnements. Pas de publicité, ni de subvention qui risqueraient de modifier la relation nouée avec les abonnés, explique le fondateur du site, Daniel Schneidermann. Après trois ans d’existence, l’entreprise semble avoir trouvé un équilibre qui reste « fragile ».
Certaines aventures naissent comme des colères. Arrêt sur images appartient à cette catégorie. L’entreprise et le média en ligne ont surgi de la fureur de voir l’émission de télévision éponyme supprimée des antennes de la télévision publique dans la foulée de l’élection de Nicolas Sarkozy au printemps 2007.
Chiffres clefs
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Trois ans plus tard, Arrêt sur images poursuit en ligne son oeuvre de décryptage des médias et de la communication, notamment celle des hommes politiques et des entreprises. Fondé par Daniel Schneidermann, ce pure player (média en ligne qui n’est pas adossé à un média traditionnel) tutoie l’équilibre financier en s’appuyant sur un modèle économique original dans son secteur d’activité : les recettes proviennent quasi exclusivement des abonnements, sans publicité, ni recours à des subventions. Quant aux dépenses, elles sont calculées au plus juste.
Émission supprimée après l’élection de Nicolas Sarkozy
Trouver un point de départ pour raconter l’histoire d’Arrêt sur images n’a rien d’évident. On pourrait considérer que les prémisses remontent aux premières chroniques télé rédigées par Daniel Schneidermann, journaliste au Monde, dans les années 1990. On pourrait considérer également que c’est en 1995 que tout commence lorsque l’émission « Arrêt sur images » voit le jour sur une petite chaîne de la télévision publique, la Cinquième qui deviendra France5.
Tout aussi légitimement, on pourrait retenir ce jour du mois de juin 2007, quelques semaines après l’élection de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle, lorsque le Groupe France Télévision prend la décision de supprimer l’émission de décryptage des médias jugée « un peu vieillissante » par les responsables de la chaîne. La pétition en ligne qui a été lancée dans la foulée pour dénoncer ce choix pourrait également constituer un bon point de départ.
Mais c’est durant l’été 2007, puis à la rentrée, que se forge véritablement le projet d’une poursuite en ligne de ce qui a été interrompu à la télévision. Un premier site web provisoire voit le jour et, fort du soutien de 187 000 signataires de la pétition, Daniel Schneidermann décide de créer la société qui portera le projet. Il lance également un appel aux abonnements avant même que le site définitif ne soit en ligne.
Un actionnaire unique : Daniel Schneidermann
Autre particularité de l’entreprise, son tour de table n’a pas été très compliqué à monter. La SAS Loubiana (au capital de 37 000 €) qui édite le site a un seul et unique actionnaire : Daniel Schneidermann. Maître chez lui, il n’a légalement pas de comptes à rendre mais il a choisi la transparence la plus totale. Alors que rien ne l’y contraint, Loubiana publie ses comptes de manière très détaillée et les porte à la connaissance des abonnés sur son site web.
Interrogé sur les limites qu’il pose à la transparence concernant l’activité de son entreprise, Daniel Schneidermann assure qu’il n’en voit pas. « Si, peut-être le manque de temps pour collecter les informations qu’on me demanderait », ajoute-t-il finalement. La transparence est véritablement de rigueur vis-à-vis des abonnés qui apprennent sur les forums d’Arrêt sur images que le fils du fondateur est aujourd’hui le webmaster du site et, par la voix de l’humoriste Didier Porte, que la compagne de Daniel Schneidermann est l’une des journalistes chroniqueuses de l’équipe.
Une émission hebdomadaire et deux autres sporadiques
De son passé télévisé, Arrêt sur images a conservé le rythme hebdomadaire de son émission de décryptage des médias. Le format a été abandonné en revanche. Loin des 52 minutes télévisuelles, sur le web l’émission « sans durée fixe » dépasse régulièrement une heure et peut même atteindre 2h16 quand elle se transforme en débat entre Henri Maler de l’association Acrimed et Daniel Schneidermann.
L’émission historique a fait des petits, notamment « ligne j@une » animée par Guy Birenbaum. D’une périodicité plus sporadique, l’émission met aux prises des invités antagonistes autour d’un débat d’actualité. L’émission essaye de révéler et de déplacer la ligne jaune qui sépare ce qui peut être dit du sujet et ce qui n’est pas dit.
Une troisième émission, littéraire, a également vu le jour. « D@ans le texte », animé par Judith Bernard reçoit un écrivain et décortique ses écrits en compagnie de critiques littéraires.
« Le refuge des proscrits »
Dernier arrivé : l’humoriste Didier Porte dont le contrat à France Inter n’a pas été renouvelé en juin 2010. Il a immédiatement été accueilli par Daniel Schneidermann (Mediapart lui a également proposé de tenir une chronique vidéo) pour un rendez-vous hebdomadaire. « Nous sommes le refuge des proscrits », explique le fondateur du site. « Nos abonnés sont très attachés à la liberté d’expression et réactifs dès qu’on tente d’y attenter », ajoute-t-il. Et de constater que l’affaire Woerth, même si elle n’a pas été révélée par son site, a provoqué un léger mouvement de hausse des abonnements au printemps 2010.
La production d’émissions en vidéo n’est pas la seule activité. Le site propose également un suivi quotidien de l’actualité médiatique. Des articles, souvent longs et fouillés, sont proposés aux abonnés qui peuvent voter et choisir de les transformer en « contenus d’utilité publique » accessibles à tous. La petite rédaction alimente également un flux d’infos plus brèves baptisées « vite dit » qui sont accessibles à tous de manière à permettre le référencement des contenus du site sur les moteurs de recherche.
28 600 abonnés à l’été 2010
Dans le modèle économique mis en place par Daniel Schneidermann, ces « trous « dans le mur payant sont indispensables pour permettre à tous les internautes de se faire une idée des contenus proposés par le site. En effet, l’entreprise tire la quasi-totalité de ses ressources des abonnements. Or un abonné, ça peut se désabonner et il faut donc assurer le renouvellement des effectifs.
Dans la foulée de la suppression de la version télévisée d’Arrêt sur images par France télévision, 180 000 personnes ont signé la pétition de soutien lancée à l’initiative d’un téléspectateur, Anthony Morel. Surfant sur cette vague, le site a enregistré 43 000 abonnements la première année. Un an plus tard, l’émotion étant retombée, au moment du renouvellement des abonnements, il reste 27 000 internautes qui donnent le numéro de leur carte bancaire.
Ce noyau de fidèles semble plus solide et l’érosion des effectifs a ensuite été limitée. A l’été 2010, le nombre d’abonnés s’établissait à 28 600 gonflé par quelque 2 000 inscriptions récentes suite à l’arrivée annoncée de l’humoriste Didier Porte pour une chronique vidéo hebdomadaire.
Trois ans après, la pétition est encore l’un des trésors de l’entreprise
Le fichier des 180 000 contacts recueillis via la pétition initiale est l’un des trésors de l’entreprise. Même si, le temps passant, le fichier ne compte plus que 130 000 adresses valides, chaque vendredi, Daniel Schneidermann envoie le menu de l’émission de la semaine en proposant aux destinataires de s’abonner au site. Résultat : un petit pic de nouveaux abonnements chaque week-end.
Autre source de revenus : la télé. Tous les contenus vidéo produits sont également disponibles sur une chaîne proposée par le fournisseur d’accès Free aux détenteurs de sa Freebox. Ce « retour à la télé » n’a pas été à la hauteur des espérances de Daniel Schneidermann : seulement 2 000 abonnés à 2,50 € par mois et un tiers de cette somme revient au diffuseur Free. Ce ne sont que 40 000 € qui entrent dans les caisses chaque année. On est loin des revenus (et des audiences) que procure la télévision hertzienne.
Contrairement à ses confrères avec qui il a fondé le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil), le patron de l’entreprise Loubiana, refuse de bénéficier des subventions de l’État en direction des nouveaux médias. La question a pourtant été posée aux abonnés du site et, en dépit de leur acquiescement majoritaire à l’idée que « leur » site bénéficie de subventions, Daniel Schneidermann a finalement décidé de ne pas boire de cette eau. Dans un article, il explique qu’il ne veut pas prendre le risque d’affadir le dialogue engagé entre l’équipe du site et les abonnés : « Si un troisième larron venait se glisser dans notre dialogue, alors malgré vous, à votre insu peut-être, certains d’entre vous se désinvestiraient », écrit-il.
L’entreprise frise l’équilibre en 2009
D’un point de vue comptable, avec des abonnements à 35 € par an (15 € pour les étudiants, chômeurs et précaires), le site frise l’équilibre en 2009 avec 13 200 € de pertes pour un chiffre d’affaires de 724 000 €. On est loin des résultats du premier exercice (qui s’étalait sur 17 mois) avec 205 000 € de bénéfice pour un chiffre d’affaires légèrement supérieur à un million d’euros.
Signalons encore qu’Arrêt sur images a tenté de diversifier ses sources de revenus en pratiquant la syndication de contenus. Ainsi l’hebdomadaire Marianne a publié, pendant un temps, une page produite par l’équipe de Daniel Schneidermann. Le contrat s’est achevé le jour où Marianne a refusé deux articles proposés par Arrêt sur images. « Censure » inacceptable aux yeux du journaliste.
Il faut dire que sur les questions de déontologie, Daniel Schneidermann a la réputation d’être particulièrement chatouilleux. Une caractéristique qui a valu à l’équipe un surnom : «les boeuf-carottes de la profession », allusion au sobriquet de la police des polices qui enquête sur les dérapages de l’ordre.
Pas de charte déontologique mais une exigence de trasparence
Étonnament, aucun texte de référence ne vient épauler ce souci affiché de l’éthique. Daniel Schneidermann assure se conformer aux « mêmes règles que les autres médias » et assure que des règles implicites existent et qu’après des expérimentations pas toujours heureuses, « l’équipe suit les règles traditionnelles des médias traditionnels ».
Au tout début de l’aventure sur le web, un membre de l’équipe a enregistré à son insu l’un des interlocuteurs et a mis en ligne cet enregistrement alors que la source avait demandé le off (c’est à dire que ses propos ne lui soient pas attribués). « C’est vrai qu’on a été flottant là dessus au début », reconnaît Daniel Schneidermann, « aujourd’hui, on respecte le off ».
C’est finalement la priorité donnée à la transparence qui détermine le cadre éthique. « Sur le web, nous devons en permanence être capables de justifier tout ce que nous faisons », explique le fondateur.
Après trois ans d’existence sur le web et en tant qu’entreprise indépendante, Arrêt sur images a trouvé son rythme de croisière. « Notre équilibre économique est encore fragile», constate Daniel Schneidermann qui semble parfois considérer que l’entreprise qu’il a montée pourrait n’être qu’une parenthèse : Convaincu de mener une mission de service public, il constate: « Nous sommes une entreprise privée, qui ne compte que sur ses abonnés. C’est dommage, ce pourrait être autrement, cela changera peut-être un jour, mais notre histoire, ici et maintenant, est celle-là. Du statut privé, nous avons les inconvénients (il fait moins chaud) et les avantages : personne ne nous dicte rien.»
Cet article est rédigé dans le cadre de la préparation du rapport « Quel est l’impact déontologique des nouveaux modèles économiques des médias ?« |