Owni : laboratoire des médias de demain

Le site français Owni vient de remporter un « oscar du journalisme en ligne » en étant récompensé la nuit dernière par l’ONA (Online News Association) dans la catégorie « petit site non anglophone » (non-english small site); une catégorie dans laquelle deux autres sites français avaient été nominés ces deux dernières années (Rue89 et Blogtrotters) sans décrocher la timbale. Owni fait partie des sites dont nous examinons le business model dans le cadre d’une étude en cours sur les nouveaux modèles économiques des médias et les questions de déontologie. Et dont j’ai interrogé le fondateur, Nicolas Voisin, sur son modèle économique de site d’information sans but lucratif en juin dernier.

[Edit 03/11/2010 à 8h00: l’article a été largement actualisé avec les dernières données financières communiquées par Owni]

Déclaration d’intérêt: Nicolas Kayser-Bril, auteur sur le site journaliste-entrepreneur et co-auteur du rapport sur les nouveaux modèles économiques des médias et les questions de déontologie, collabore depuis début 2010 avec Owni dans le domaine du data journalism et il est l’un des associés de la société 22mars.

En l’espace de quelques jours à la fin de mois d’octobre 2010, Owni est passé du rang de petitestart up connue de quelques passionnés français d’innovation éditoriale sur internet, au rang de média cité d’un bout à l’autre du monde au côté duNew York Times, duGuardian ou duSpiegel pour sa participation à la publication des fuites de Wikileaks concernant la guerre en Irak. Un coup de projecteur que Nicolas Voisin (32 ans), le créateur d’Owni, était loin d’imaginer quelques mois auparavant..

Si Julian Assange de Wikileaks a fait appel aux jeunes Français d’Owni, c’est en raison de leur savoir-faire dans le domaine dudata journalism. Un « journalisme de données » qui réclame la maîtrise des questions statistiques, un savoir-faire dans le domaine du développement informatique et du design des interfaces pour mettre en forme des volumes importants de données ainsi qu’un regard journalistique pour leur donner du sens. Owni fait partie des pionniers européens dans ce domaine.

Nicolas Voisin, PDG de 22mars et directeur de la publication de Owni.fr from Philippe Couve on Vimeo.

Owni n’est pas un média comme les autres. L’équipe ne revendique d’ailleurs pas l’appellation de média. Owni, un nom qui signifie « objet web non identifié » et ici, on n’écarte rien de ce qui peut contribuer au renouvellement éditorial en exploitant les ressources et les outils du web et des réseaux.

Une culture professionnelle venue du web

Dans les locaux, fin juin 2010, on croisait 4 salariés, 7 contrats de qualification, et 8 « indépendants » (statut d’auto-entrepreneur, d’entreprise individuelle ou de SARL) avec un particularité : 11 d’entre eux sont associés au capital de la société éditrice, 22mars. « C’est un gage de loyauté », explique le fondateur. Fin octobre, les effectifs étaient montés à 20 salariés après que l’entreprise eut bouclé une levée de fonds de 340 000 € portant sur 12% de son capital.

La société est désormais valorisée à hauteur de 2,85 millions d’euros. A côté des fondateurs (Nicolas Voisin, Franz Vasseur, Florimont (Pierre Bilger)) et des premiers actionnaires (Thomas Wersinger, Aurélien Fache, Guillaume Ledit, Loguy, Adriano Farano, Sabine Blanc, Nicolas Kayser-Bril, Rémi Vincent) sont venus s’asseoir de nouveaux venus : Kima Ventures (Xavier Niel), Michele Cerqua, Jean-Philippe Larramendy, Marie-Hélène de Lesquen, Henri Pinon, Pink / Faber Novel (Stéphane Distinguin), Régis Confavreux, Pierre Romera et Martin Untersinger.
Une nouvelle levée de fonds est désormais envisagée dans la foulée de la nouvelle notoriété internationale d’Owni.

L’équipe est composée de journalistes, de développeurs, de graphistes et decommunity editors. La culture professionnelle dominante ne vient pas du monde de la presse mais plutôt du monde des développeurs informatique et du web. Avec une moyenne d’âge de 27 ans, c’est l’une des équipes les plus jeunes rencontrées dans le cadre de la préparation de ce rapport. L’open source, le logiciel libre, le partage en ligne, la lutte contre tous les dispositifs (techniques ou réglementaires) entravant la liberté des internautes font partie de la culture commune à tous ceux qui embarquent à bord de la « soucoupe » (le surnom des bureaux de l’entreprise).

Owni se positionne aussi très clairement comme un média européen attaché à la liberté d’expression la plus large dans les limites fixées par la loi. Toutes ces valeurs se retrouvent dans la charte éditoriale du site qui rappelle également qu’Owni est né lors de la bataille engagée contre la loi Hadopi en France.

Il n’y a pas de rédacteur en chef

Au quotidien, le site publie la production éditoriale de l’équipe (en français, en anglais et en italien) mais aussi une sélection desposts les plus intéressants repérés sur quelque 900 blogs (avec l’accord des auteurs). Particularité : sauf exception, les contenus diffusés sur Owni le sont sous une licence Creative commons. Les auteurs autorisent donc la libre reproduction de leurs « oeuvres » pour des usages non commerciaux.

Adriano Farano, Nicolas Voisin, Nicolas Kayser-Bril et Franz Vasseur reçoivent le prix du meilleur "petit site non anglophone" lors de la cérémonie des ONA awards le 30 octobre 2010 (Photo: ONA)

Si Nicolas Voisin assume le rôle de directeur de la publication, il n’y a pas de rédacteur en chef au sein de l’équipe. Ce sont les journalistes qui décident collectivement de ce qui est publié chaque jour. L’équipe fait également appel à des pigistes qu’elle rémunère entre 150 € pour un simple article et 500 € pour un dossier.

Owni innove dans son modèle éditorial mais également dans son modèle économique. D’ailleursOwni n’existe pas en tant qu’entreprise ; la société s’appelle22mars et elle se présente comme « éditeur de médias sociaux » et experte dans le domaine de la « visualisation de données ». Ses clients sont des entreprises et des collectivités territoriales qu’elle accompagne dans leur installation sur le web et les réseaux sociaux.

« On ne paie pas pour avoir l’heure, pour l’information non plus »

La page d'accueil du site Owni.fr

Owni est un média gratuit, ce qui n’est pas contradictoire avec le fait qu’il s’intègre dans un schéma économique rentable selon son fondateur. « Avez-vous déjà payé pour qu’on vous donne l’heure ? », interroge Nicolas Voisin. « Et pourtant cela n’empêche pas de vendre des montres et de faire de l’horlogerie une industrie rentable », ajoute-t-il avant de dresser un parallèle avec l’information qui serait devenue aujourd’hui un bien banal, une denrée ordinaire (commodity, en anglais) comme peut l’être l’heure.

Nicolas Voisin développe donc l’idée d’un média nécessairement gratuit et sans but lucratif (lui préfère dire «non profit » à l’américaine) qui joue le rôle de vitrine pour une société de prestation de services. Et cela fonctionne, assure-t-il. Aujourd’hui, le jeune patron estime que 80% du chiffre d’affaires de la société 22mars est lié à la visibilité offerte par Owni. Un chiffre d‘affaires de 100 000 € par mois fin 2010, permet de couvrir les dépenses de l’entreprise et d’investir la marge dégagée dans le développement d’Owni.

Média d’innovation, Owni bouscule les lignes habituelles et s’inscrit nettement dans un univers et des références qui sont celles du web. Certes, tous les projets n’aboutiront pas nécessairement. Toutes les initiatives lancées par Owni ne seront pas obligatoirement couronnées de succès. Mais l’équipe a mis en place l’un des laboratoires innovants dont la presse française n’a pas su se doter. Une capacité d’innovation qui a valu, le 30 octobre 2010 de recevoir « l’oscar » du journalisme numérique (Online Journalism Awards) dans la catégorie des sites non-anglophones décerné par l’Online News Association américaine.

Cet article est rédigé dans le cadre de la préparation du rapport « Quel est l’impact déontologique des nouveaux modèles économiques des médias ?«