Rue89 en route vers l’équilibre financier
Apparue sur la Toile en mai 2007, le jour de l’élection de Nicolas Sarkozy, Rue89 s’est taillée une place de choix dans le paysage de l’information en ligne en développant son credo d’une information participative articulée entre journalistes, experts et internautes. L’intuition éditoriale était pertinente. En revanche, pour résoudre l’équation économique, l’équipe a dû faire preuve de pragmatisme et d’inventivité. Un cocktail qui devrait se révéler payant dans les prochains mois, nous assure Laurent Mauriac, directeur général de Rue89.
Déclaration d’intérêt: Philippe Couve, créateur du site journaliste-entrepreneur, collabore depuis plusieurs mois avec Rue89 au développement de l’offre de formation proposée par l’entreprise. |
En France, Rue89 a été le premier média (principalement) écrit à accomplir le tour de force de devenir un média national sans être adossé à une édition papier. Les multiples coups d’éclat journalistiques de sa rédaction, à commencer par la révélation de la censure d’une info par le Journal du dimanche lors de l’élection présidentielle de 2007, lui assurent une crédibilité et une audience encore jamais atteinte par un pure player (un média né sur internet).
L’audience et l’estime dont jouit Rue89 ne garantissent pas pour autant la pérennité d’un site qui n’a pas encore annoncé de résultats financiers positifs, à l’heure où d’autres pur -players similaires, au premier rang desquels l’espagnol soitu.es, mettent la clé sous la porte.
Le pro-am à la française
Profitant d’un plan social au sein du journal Libération, les quatre fondateurs de Rue89 (Pierre Haski, Pascal Riché, Laurent Mauriac et Arnaud Aubron), tous journalistes, ont réuni quelques dizaines de milliers d’euros pour lancer leur aventure. Entre février et mai 2007, ce quatuor (accompagné de Michel Lévy-Provençal pour la technique, et d’une poignée de jeunes journalistes), a créé un site d’information —en utilisant la technologie Drupal encore peu répandue à l’époque.
Les premiers tests ont lieu dans la cuisine de Pierre Haski, en se branchant sur le réseau wifi d’un voisin. Avant même d’avoir mis en ligne le moindre article, l’équipe travaillait déjà à forger l’identité d’une marque. Les fondateurs ont fait preuve d’un sens certain du storytelling pour mettre en scène leurs débuts, avec la cuisine en équivalent français du garage de la Silicon Valley californienne. Preuve en était que, quelques semaines plus tard, un membre du jury d’une grande école de journalisme parisienne constatait que quasiment tous les candidats à l’entrée citaient Rue89 spontanément comme un média de référence sur le web.
L’équipe a réussi à passer les vitesses menant du prototype au site d’ampleur nationale sans trop d’accrocs. Les bugs techniques ont été corrigés rapidement et l’équipe a pu grandir et quitter la cuisine pour des locaux dans le XXe arrondissement dans une pépinière d’entreprises subventionnée en partie par la ville de Paris.
Modèle internationalement reconnu du pro-am, ce mélange de journalistes professionnels et d’amateurs, Rue89 a été finaliste en 2009 des prestigieux Online Journalism Awards en 2009. La formule « magique » tient en trois cercles concentriques:
- le premier cercle est constitué par la rédaction, qui compte désormais une quinzaine de journalistes;
- le deuxième cercle est celui des « experts ». Ces derniers tiennent en général un blog sur le site, qui leur donne une visibilité et un espace d’expression, mais restent bénévoles;
- le troisième cercle est celui des lecteurs, ou « riverains », selon le vocabulaire de la rédaction. Ils prennent part au processus éditorial en s’exprimant dans les commentaires, en proposant des sujets d’enquête, en signalant des infos ou en participant en ligne à la conférence de rédaction du jeudi.
Un modèle d’affaire mais pas encore de profits
Il serait tentant de ranger Rue89 dans la catégorie des médias financièrement hémorragiques, condamnés à saigner du cash jusqu’à la faillite dans une course à l’audience et à la publicité où l’horizon s’éloigne dès que l’on croit s’en approcher. En effet, les fondateurs ont annoncé que le point d’équilibre serait atteint en 2009. Puis en 2010. Puis en 2011.
Pourtant, après quelques tâtonnements, l’entreprise Rue89 semble bien avoir trouvé un modèle d’affaire convaincant. Au départ, le modèle reposait sur l’audience qui devait permettre de vendre un inventaire de publicités toujours plus large. L’équipe avait consulté de nombreux professionnels et « experts » avant de se lancer et en avait retenu qu’un million de visiteurs uniques mensuels se traduiraient par un million d’euros de recette annuelle. Cette stratégie n’a pas été un échec, puisque le site peut se vanter d’un chiffre d’affaire publicitaire proche de 500 000 € en 2009.
Rue89 a surtout expérimenté avec plusieurs formes d’annonceurs: de la publicité sous forme de bannières (via une régie qui apporte désormais environ 30% du CA global), à la publicité contextuelle de type AdWords de Google (comptant, elle, pour 7% des revenus) en passant par l’affiliation (affichage d’un moteur de recherche d’offres d’emploi ou de voitures d’occasion) qui compte pour 6% du CA. Depuis peu, Rue89 a embauché un responsable commercial et négocie directement avec les annonceurs pour leur proposer des campagnes spécifiques. Cette démarche paye : en un an seulement, ces contrats représentent près de 25% du chiffre d’affaire. Elle semble même promise à un avenir florissant, Rue89 recrutant mi-2010 un second commercial. Le site cherche aller vers plus de contrats publicitaires spécifiques et trouver des campagnes dont l’image colle mieux au site (théâtres, films, magasins culturels, entreprises engagées dans des démarches de responsabilité sociale).
Les recettes publicitaires se développent également sur le magazine (Rue89, le mensuel) lancé au printemps 2010. Un support dont l’objectif est de reproposer en version papier (et payante) une partie des articles publiés sur le site web.
Cette diversification est salutaire pour Rue89. En effet, l’institut de mesure d’audience de référence pour les annonceurs français, Nielsen, crédite le site d’une fréquentation de 1,3 million de visiteurs uniques par mois, avec une tendance au tassement sur les derniers mois. A l’inverse, les outils de mesure propre au site (Google Analytics) affichent 5 millions de VU par mois en octobre 2010.
Parallèlement à la publicité, Rue89 a développé plusieurs autres sources de revenus. La formation représente, par exemple, plus de 20% du CA et a vocation à augmenter. Les journalistes du site forment d’autres journalistes issus de rédactions prestigieuses comme l’AFP, RFI, Ouest France, etc. Les formations proposées vont s’élargir vers des offres ciblées pour les entreprises et les collectivités territoriales. Pour ces nouveaux clients les journalistes du site ne seront plus les formateurs.
Les développeurs du site proposent également des prestations de service d’agence web, comme la mise en place de sites sous Drupal. Rue89 a ainsi produit BibliObs pour le Nouvel Observateur, le site du Conseil général de l’Hérault, mais également une série d’autres sites. Cette branche d’activité représente 15% du chiffre d’affaire.
Au-delà de ces lignes de revenus principales, l’équipe innove constamment à la recherche de nouvelles sources de revenus. Le Mur de Rue89 a permis aux riverains et aux amis du site de s’afficher sur une page dédiée, moyennant 15 € par an pour une brique de 18×18 pixels. Quelques douzaines de milliers d’euros ont été récoltés ainsi. Un système de paiement par SMS donne également la possibilité aux commentateurs de montrer leur soutien en apposant une « plaque » à côté de leurs pseudonymes sur le site, contre 1,5 €.
Enfin, les subventions représentent entre 5% et 10% du chiffre d’affaire. En 2010, le fonds d’aide à la presse en ligne a compté pour 20% du CA. Ces 20% sont reversés à des projets financés à hauteur de 40% par Rue89 comme, par exemple, la plateforme » J’aime l’info » qui doit permettre aux blogs et aux sites d’information de lancer des souscriptions auprès de leurs publics pour financer des projets éditoriaux.
La réinvention tranquille
Les fonctionnement éditorial de Rue89 peut sembler très en rupture comparé aux pratiques en cours dans les médias dont sont issus ses journalistes. En effet, le site place l’audience pratiquement au même niveau que les journalistes dans la production de l’information et favorise l’échange, quand les rédactions traditionnelles ont tendance à s’enfermer dans leurs tours d’ivoire.
Pourtant, malgré son nom et son logo, Rue89 ne prône pas de révolution culturelle radicale. Ses journalistes ont la carte de presse et l’entreprise fait partie intégrante de l’écosystème institutionnalisé du journalisme, ayant même été l’un des fondateurs du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne.
Si le site a fait le choix de ne pas s’abonner aux fils de dépêches des agences, ses journalistes illustrent leurs articles avec des photos Reuters. Les images produites par les utilisateurs, sur Flickr par exemple, ne représentent qu’une petite part des images fixes du site.
De la même manière, les journalistes et les blogueurs conservent un statut distinct (les premiers sont payés, à l’inverse des seconds) et travaillent en bonne entente. Un journaliste spécialisé sur un sujet discute ainsi avec les blogueurs partageant son expertise, si bien qu’aucun conflit lié à la nature des deux activités ne s’est encore déclaré.
Cette familiarité avec les principes du web et l’inclusion de la rédaction dans le flux de l’actualité et des conversations en ligne (notamment via Twitter et Facebook) fait que les interrogations déontologiques occupent finalement peu de place au sein de Rue89. Non pas que la problématique soit écartée d’un revers de la main, mais nombre de questionnements sont réglés de manière transparente en les exposant aux internautes.
Un blog a même été créé pour cela. Sur ce blog baptisé Making of, la rédaction montre les coulisses, mais elle informe également les « riverains » des dilemmes qui la traversent et des batailles qui s’emparent parfois des commentaires. Pas de texte déontologique gravé dans le marbre parce que, comme l’explique Laurent Mauriac, « le besoin d’une charte déontologique ne s’est pas fait sentir. » Seule existe une charte des commentaires élaborée avec les riverains.
Et c’est dans les commentaires que se joue aussi une partie de l’avenir du site participatif Rue89. Ouvert à tous les débats et ouvert à tous, le site est parfois à la merci d’être pris en otage par différents groupes de militants organisés qui ont pour thèmes de prédilection le conflit au Proche-Orient, l’immigration en France ou les religions. De la capacité de l’équipe à canaliser ces déferlements et en extraire une richesse éditoriale dépendra sans doute une partie de l’avenir éditorial et économique de Rue89.
Cet article est rédigé dans le cadre de la préparation du rapport « Quel est l’impact déontologique des nouveaux modèles économiques des médias ?« |
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