Christian Science Monitor : le grand saut en ligne
Le 27 mars 2009, le dernier exemplaire d’un quotidien américain de référence sortait de l’imprimerie. Le Christian Science Monitor cessait d’être un journal papier pour devenir une entreprise d’information diffusée sur internet, accompagnée d’un magazine hebdomadaire. Cette transformation a été décidée en raison des pertes croissantes du titre qui avaient fini par atteindre plusieurs dizaines de millions de dollars par an.
Une interview téléphonique réalisée en mai dernier avec John Yemma, patron (editor) du média depuis 2008, permet d’y voir plus clair sur les modes de fonctionnement du Christian Science Monitor depuis l’abandon du papier comme canal de diffusion principal.
Economiser, encore et toujours
Du haut de son siècle d’histoire, le Monitor est un vétéran de l’information par rapport aux médias français.
Créé en 1908, le journal a su s’imposer comme une référence du journalisme de qualité aux Etats-Unis. Dans les années 1970, le journal était présenté comme « meilleur que 99% de ses concurrents », comme on peut le voir sur la publicité (ci-dessous) publiée dans Mother Jones en juin 1977. Encore en 1997, le Washington Post s’inclinait devant la qualité du traitement du Moyen-Orient par le Monitor.
Le journal a été fondé à Boston par l’église de la Science chrétienne, un groupe religieux rassemblant quelques centaines de milliers de fidèles et distinct de la Scientologie. Sa création concorde avec l’avènement de la presse de boulevard aux Etats-Unis et l’essor des journaux à 1 cent faisant leurs choux gras des faits divers et des sujets les plus triviaux. Le Christian Science Monitor se veut une alternative engagée aux tabloïds et revendique ce statut depuis plus d’un siècle.
Cette qualité a un coût : 30 millions de dollars par an. Or, en 2008, le journal gagnait moins de la moitié de cette somme, soit une perte de 18 millions de dollars, trois fois plus importante que celle du journal Le Monde, par exemple. L’église de la Science chrétienne subventionnait la rédaction à hauteur de 12 millions de dollars par an, mais souhaite ramener sa contribution à moins de 4 millions d’ici 2013.
Le moyen le plus simple d’éviter les sorties d’argent –licencier les journalistes– est mis en œuvre. John Yemma évoque une rédaction forte de 75 personnes en 2010, soit 25% de moins que 18 mois auparavant. La qualité du contenu n’en souffre pas pour autant, assure-t-il. Le site n’emploie que 5 stagiaires et la proportion de dépêches d’agence sur le site semble marginale. Une rapide recherche comparant les articles crédités ‘staff writer’ contre ‘Associated Press’, la plus importante agence aux Etats-Unis, montre que les dépêches constituent environ 2% des articles publiés, contre 8% pour le Los Angeles Times et 40% pour le Chicago Tribune, par exemple.
Quelles sources de revenus ?
La décision d’abandonner le papier n’a pas influé sur les mécanismes fondamentaux de la rédaction, selon Yemma. Déjà avant la fin du print, la rédaction fonctionnait comme un « un ensemble générant du contenu dans une perspective ‘web-first’ » où les éditeurs venaient piocher des articles pour construire le quotidien imprimé. Malgré ce discours enthousiaste, Yemma admet que l’intégration des rédactions n’est pas complètement terminée. Le travail des blogueurs est parfois « dévalorisé » par les journalistes venant du papier qui soupçonnent leurs collègues du web de confondre vitesse et précipitation.
Si l’arrêt des rotatives quotidiennes n’a finalement pas eu un impact énorme sur les processus rédactionnels, il en va autrement de la structure des revenus du journal. Elle a été bouleversée. L’église de la Science chrétienne ne publie pas les comptes du journal, mais certaines informations permettent d’avoir une idée claire de ses sources de revenus.
En 2008, selon le New York Times, les revenus se répartissaient en trois catégories: la publicité imprimée (un million de dollars); les abonnements (9 millions de dollars); le web (1,2 millions de dollars). Le passage d’une version quotidienne à un hebdomadaire a donc fait chuter les revenus des abonnements de 90% par abonné. Les 40 000 abonnés du quotidien rapportaient environ 225 dollars chacun par an. Or, aujourd’hui, l’abonnement annuel est passé à environ 26 dollars. Pour combler ce fossé, la diffusion devrait bondir de 40 000 exemplaires par jour à 350 000 par semaine. Pour l’instant, avec 77 000 exemplaires vendus, le Monitor va mieux, mais reste loin du compte.
Délaissant les abonnements comme ressource principale, la direction du journal a véritablement visé le web comme source de financement. Ce qui explique la franchise de Yemma lorsqu’il affirme « mettre de la pub partout où [il] trouve de la place ».
Le trafic sur le site, estimé par Yemma à 4 millions de visiteurs uniques (VU) par mois, semble en croissance. Les 25 millions de VU, l’objectif affiché du site à 5 ans, restent cependant loin derrière l’horizon, le site de mesure d’audience Compete estimant le trafic du site à 3,2 millions de VU en août. Ces prévisions ne changent pas la nature du site, qui n’envisage pas de faire payer son contenu.
Modes de travail inchangés
Face à ces évolutions financières, le passage au web laisse la rédaction reste relativement inchangée, on l’a vu. Les processus de travail n’ont pas été modifiés. Le circuit de publication, par exemple, reste stable, avec une, parfois deux relectures avant publication. Les blogs suivent les mêmes procédures que les articles généraux. Seuls les blogs thématiques (cuisine, jardinage) sont un peu plus libres.
La souplesse du web a été intégrée aux méthodes de publication dans la mesure où les titres des articles sont parfois changés après-coup. Les corrections sont également apportées au sein même des articles, une note étant alors rajoutée au pied du texte.
La dimension collaborative du site reste limitée aux commentaires, modérés à priori. Si la modération n’est pas externalisée, seuls les blogueurs lisent eux-mêmes les commentaires, le reste étant mutualisé entre les journalistes. Yemma «cherche de nouveaux moyens de modérer, que ce soient des utilisateurs de confiance ou des employés du marketing qui le fassent. Mais rien n’est encore décidé. »
L’absence de changements majeurs au sein de la rédaction du Monitor explique que Yemma n’ait pas encore eu à gérer de problèmes d’éthique spécifiques au web. Il a donné des consignes de modération des commentaires, par exemple, mais « personne n’a de problèmes » sur ce thème. De la même manière, le Christian Science Monitor n’a pas rénové de fond en comble son ethics policy, l’équivalent d’une charte déontologique, lors du passage au web. Yemma affirme la mettre à jour « régulièrement », notamment pour y intégrer le comportement que les journalistes doivent avoir sur les réseaux sociaux. Mais aucun mécanisme d’application de la charte n’est écrit, le rédacteur en chef conservant tout pouvoir en cas de conflit.
Comme au Washington Post, les journalistes et la direction du Monitor ne se sont pas lancés dans une transformation des modes de travail sur le web, où ils conservent les traditions et les méthodes de l’imprimé… en espérant le retour à l’équilibre économique.
Cet article est rédigé dans le cadre de la préparation du rapport « Quel est l’impact déontologique des nouveaux modèles économiques des médias ?« |
Pour en savoir plus:
- Memo To News Sites: There Is No Future In ‘Digital Razzle Dazzle’ par John Yemma sur PaidContent
- CSM’s John Yemma on how to be successful with online journalism par Christine Cornelius sur Editorisweblog